Ce matin d'octobre quand le soleil montrait à peine sa lumière, moi, le cinquième enfant de la famille, le mauvais fils, celui dont personne ne pensait qu'il avait un rôle dans la famille, moi, je venais de me réveiller dans la vie.
Avec mes seulement six ans de vie, j'ai connu la haine, la vrai, celle qui s’installe au fond de soi-même pour m'empêcher d’oublier et qui ressort au galop à chaque fois que l’on se demande si tout celà, n'était finalement que du rêve et pas vrai du tout.
Mon père, Geronimo, rentrait à six heures du matin complètement ivre et venait de donner un coup violent et bien ciblé au visage de ma mère.
J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ce moment-là, et pendant plusieurs années j'ai cherché dans mon esprit la raison de ce premier coup dont je me souviens qu'il lui avait donné, un coup qui est resté gravé dans mon cerveau pour toujours.
Parfois je me disais qu'il, ivre-mort comme il l'était, il n'avait pas vraiment besoin d’avoir une raison valable pour justifier ses actes.
D'autres fois j’ai tenté de comprendre et j’ai pensé qu'elle avait eu deux enfants sans mariage avant de se marier avec lui et c'est pour ça qu'il lui avait crié “pute” avant de lui donner un coup.
Mais à cette époque là, un mariage à l'essai de deux ans à la manière Inca c'était presque normal dans le Andes, sinon au moin tres courant...sans compter que, si mes souvenirs sont bons à cette époque, dans les Andes du Perou il était tout à fait normal de battre la chola (la nana) de sa femme pour qu'elle sache qui commande à la maison.On rigolait même couramment en imitant la chola qui parlait à peine bien : « plos tu frappes, plos tu m'aimes ha ha ha ». On disait que c'était comme ça l'amour dans les montagnes et on peut même encore, trouver des chansons des andes - les huaynos- avec des textes saugrenus, « est-ce que tu me quittes pour quelqu’un autre ? Je ne doute pas que tu vas trouver quelqu'un qui saura te battre mieux que moi !" disait une chanson très populaire.
Quoi de plus normal à cette époque, n’est-ce pas ?
Mais je dois le dire, que plus que tous les coups qui sont tombés sur elle comme de la pluie ce jour-là, ce qui est resté gravé dans ma mémoire, c'est plutôt son incroyable courage et résistance, bien au-delà de tout ce que j’ai connu.
Il a donné un grand coup de pied à la porte d’entrée en faisant beaucoup de bruit, juste au moment où elle était prête pour partir vers son boulot. Ils se sont retrouvés presque nez à nez.
- Sale pute - lui cria-t-il- Pute ! sors de ma putain de vue."
Avait-elle l’habitude de le voir comme ça? Avait-elle peur de son état? Toujours est-il qu'elle ne bougea pas pendant un instant et puis s'approcha calmement de lui et lui dit.
- Tu es ivre, maintenant, calme-toi -lui dit-elle en adoucissant sa voix - doucement, doucement, allé, on va au lit...
Soudain de manière inattendue il recula pour prendre son envol il cria “carajo” - le mot peruvien là ou le français dirait ‘merde alors” - et boum, le poing de sa main droite s'écrasa lourdement sur son visage.
La force du coup la fait tomber et la lance à environ deux mètres.
Cet acte irrationnel a marqué ma vie à jamais, désormais je ne supporte plus de voir un couple s’engueuler, je ne peux pas engueuler quelqu’un ni me faire engueuler non plus de peur que ça dégénère dans la violence car ce jour là, j’ai eu peur du malheur que génère la violence. Je l'ai vue par terre et j'ai pensé qu'elle devait être complètement détruite, réduite à moins que rien.
Mais à ma grande surprise, énervée, déterminée ou que sais-je, elle s'est immédiatement remise sur ses pieds, elle m'a regardé et j'ai vu dans ses jeux sa colère profonde et qu'un filet de sang coulait de ses lèvres gonflées.
- Lâche - lui cria-t-elle - ça te plait de frapper les femmes ? Me voilà connard, regarde-moi lâche, je n'ai pas peur de toi.
Elle s'est approchée de lui avec sa bouche ensanglantée et ses bras bien ouverts pour lui montrer qu’elle se présentait à lui sans aucune défense, puis elle lui dit.
- Frappe-moi encore si t’es un homme, frappe, vieux maudit ! Parce qu'un homme, un vrai, ne frappe pas les femmes fragiles.
Elle avait l’habitude de l'appeler "le vieux", quelques années plus tard, j'ai réalisé que c'était parce qu'il avait un peu plus de dix ans qu'elle.
Et elle le fixa de son regard comme une perceuse cherchant sa cible, il observa ce regard rouge de colère et pendant un instant il sembla perdre son contrôle, mais il répondit.
- Sale pute," répéta-t-il encore, "toi, tu me traites de salaud ?" Je vais t'apprendre à respecter ton mari et à demander pardon", lui cria-t-il, "et boum”, il lui met un autre coup au visage.
Elle s'est retrouvée à nouveau par terre.
- Pute, demande pardon", lui crie-t-il.
Mais elle n’avait aucune intention de demander pardon, elle s’est relevée encore immédiatement alors que seuls ses yeux semblaient visibles sur son visage ensanglanté.
- Frappe-moi encore, vieux maudit, mais tu ne me verras pas baisser la tête ni demander pardon, t’as dépensé tout ton salaire à te saouler la gueule avec tes amis et maintenant tes sept enfants n'ont plus rien à manger, merde, comment vais je faire? Je vais encore honteusement devoir demander à la “señorita” Mercedes de me donner ses restes, merde alors, c'est toi qui devrais demander pardon, pardon à ta femme et à tes enfants...
Elle n’a pas pu continuer. Un gros coup au ventre la fit taire? Elle se plia en deux et retomba au sol lourdement avec la respiration coupée.
Cette fois-ci, elle n’avait plus la force de se relever.
Elle respirait fort, pleurait et maudissait sa chance d'être une femme.
Le visage plein de sang, de larmes et de bave, elle m'a regardé et s'est dit à elle même en criant
- Quelle malheur d’être une femme, merde, je ne suis qu’une pauvre femme. Si j'étais un homme, je me lèverais et lui donnerais un coup de pied dans les couilles, oui ! "SSS” - Elle siffla la lettre s avec rage comme le font les gens qui parlent Quechua quand ils raillent
- Pourquoi le bon dieu a fait de moi une femme, une pauvre femme sans defense, maudit soit mon sort ! Une pauvre femme qui se remplit de gosses, merde ! - elle respirait fort, essuyant les larmes et le sang de son visage- qu’est-ce-que je vais leur donner à manger?
- Si j'étais un homme SSS, avec un coup de pied dans les couilles, SSS, je te ferai plier SSS, foutu vieux, puis je te frapperais au visage SSS pour que tu apprennes, salaud, à frapper les femmes ! SSS
Il l'a regardée comme ça, allongée ensanglantée sur le sol et lui a dit
- Regard, ici le mec c’est moi ! Et mon salaire, putain, c'est mon argent, tu comprend ça? C’est mon argent! Je fais ce que je veux, tu dois juste le savoir merde!
Elle le regardait avec la peur au ventre, j’ai pensé qu'elle était enfin anéantie, mais son regard de ressentiment se transforma peu à peu en un sourire ironique d'abord, pour se transformer lentement en un grand rire moqueur.
Oui! Elle s’est mise à rigoler comme une folle et en me montrant du doigt elle s'est moquée de lui.
- Quel imbécile !. Regarde mon salaud, ce que tu as fait, regarde-le bien, voilà, tu as un fils, il est là, il te regarde, c'est un homme ha ha ha ! C'est un macho !
Puis elle a éclaté de rire à nouveau
- Quand il sera grand, souviens-toi bien de ce que je vais te dire... enregistre bien ça dans ta putain de mémoire
Elle fit une pause, souleva une partie de sa jupe pour essuyer son visage plein de sang, de morve de son nez et de bave, puis continua vigoureusement.
- Avec des coups de poing et des coups de pied, il va casser ta sale gueule et à coup des pied, il fera sortir toute la merde que tu as dans le ventre ha ha ha. Tu vas payer vieux maudit !
- Ce n'est qu'une question de temps ha ha ha ha vieux con dégoûtant, ça c’est mon fils !
Comment pouvait-elle rire autant comme ça ?
Le vieux, lui, il m’a regardé et je me suis senti sans défense et tout minuscule auprès de lui, puis il a dit.
- C’est ton fils? C’est moi le père, rappelle-toi ! Je fais ce que je veux !
Il a détourné sa tête vers elle et il s’est mise à la regarder ramper sur le sol avec une main sur son ventre douloureux, alors il a fait un pas vers elle.
-
J'ai bêtement cru qu'il allait enfin l'aider à se relever, lui demander pardon et peut-être même lui faire un petit câlin réconfortant. Mais non, c'était seulement mon désir profond!
Il a ensuite reculé et a fait un geste vers nous comme pour donner un grand coup, un grand coup de pied et lui dit
- Je vais t’apprendre à obéir et respecter ton mari ! Salope ! C'est ton destin...
A-t-elle pensé qu’il allait m'attaquer ? A-t-elle cherché quelqu’un qui puisse la protéger? Je ne le saurais sans doute jamais, mais rapidement, et malgré son état pitoyable, elle a rampé vers moi tellement vite qu’elle est sortie de son rayon d’action, elle m'a attrapé et m'a serré fort dans ses bras.
Je pouvais sentir les énormes battements de son cœur terrifié, sans espoir de pouvoir éviter le coup de pied destructeur et au milieu de son sang, de ses larmes, de sa bave et de sa morve, je sentais que ses bras étaient chauds, tendres et puissants et à l'intérieur de cette forteresse, ne pouvant la protéger, des mots sont sortis de ma bouche presque automatiquement
- Ma pauvre petite maman ! Je t'aime beaucoup, tu es forte...
Et c'était vrai.
Plus jamais de ma vie, je n’ai ressenti un tel sentiment de protection et d’amour ! Comme si avec sa chair sanglante et démolie, elle avait voulu former avec son corps un cocon protecteur.
Il m'a serré encore plus fort dans ses bras et j'ai vu que mon père Geronimo arrêtait son geste et s'éloignait lentement de nous.
Elle m'a fait des baisers et ni ses larmes qui débordent sur mon visage ni rien d'autre ne m'ont dérangée.
Nous étions heureux, comme si nous avions gagné une bataille.